Andrée D - Warren-Chapitre V – noir – incident domestique
Une journée. Banale, somme
toute. Toute en neutralité des cours absorbés comme du pain sans goût. Avec ses
moments lumineux : un rire complice avec Lola. Très « private joke »
allusif de leurs lectures communes en anglais. Avec des plages plus sombres :
Pierre qui lui préfère une partie de foot, alors qu’il avait un besoin urgent
de son expérience et de ses conseils en matière de rasage.
Tant pis, il suivra ceux de la vendeuse, assertive en diable, quoique de toute
évidence dispensée de pratique personnelle en la matière. Même scrutée de près,
à la limite de l’indiscrétion.
Warren examine son reflet dans le miroir. Les rondeurs de l’enfance ont fait
place à une pilosité naissante. Au-dessus des lèvres, comme chez la plupart de
ses camarades, mais aussi ci et là, et de manière jugée anarchique et
disgracieuse, sur les mâchoires et les aplats sous les pommettes.
Bien. Il s’agit donc d’étaler une couche ni trop généreuse, ni trop mince de
savon. De passer la lame d’abord dans le sens du poil, ensuite dans l’autre
sens. De se rincer abondamment le visage avec force éclaboussures. De veiller à
ce que la ouate hémostatique arrête les inévitables saignements. De tapoter parcimonieusement
le résultat obtenu à l’aide de la lotion acquise au prix d’un sérieux trou dans
son budget d’argent de poche. Enfin de contempler l’aboutissement de ces
efforts.
Pas mal ! Très satisfaisant même. L’acné n’a pas encore totalement renoncé
à consteller son visage mais on sent qu’il régresse, quitte à se venger par
cicatrices interposées.
Sa nouvelle coiffure souligne la toute récente virilité de ses traits. Warren se gratifie d’un sourire radieux,
dents blanches parfaitement alignées. Merci l’orthodontiste.
Un fracas de
vaisselle brisée et un cri strident interrompent ses constats narcissiques.
Warren se précipite à la cuisine et y découvre Mami Vi, couchée dans une flaque
de café, noir et malodorant à force d’avoir été réchauffé toute la journée et
perdue dans les débris de la cafetière.
« Mami Vi, qu’est-ce qui t’est arrivé ? Attends, je vais t’aider à
te relever. »
« Non ! ça me fait trop mal. Je ne peux pas bouger la jambe. Aide-moi
à seulement m’assoir. »
Warren est maladroit, provoquant de petits gémissements de douleur chez sa
grand-mère. Le café imprègne ses vêtements. Sa jambe droite a une drôle d’allure.
Assoir Mami Vi et lui fournir un appui pour le dos mobilisent autant sa force
que ses neurones. Aux abonnés absents. Dans un réflexe enfin salvateur, Warren empoigne son portable
et appelle les secours, laissant son aïeule à ses véhémentes protestations. Subitement
efficace, il prend le sac et les papiers de Mami Vi, son peignoir et ses pantoufles,
les clés de la maison et l’accompagne aux urgences.
Suivent les heures d’attente,
le côtoiement des souffrances des autres patients, souvent aussi impressionnantes
que celles de Mami Vi, le ballet des urgentistes, la nuit qui tombe et le
laisse perdu dans le noir, accroché à la veilleuse du couloir dans l’attente du
diagnostic. Ce monde n’est pas le sien. Il s’y sent déplacé et malvenu.
Finalement le verdict : vilaine fracture. Opération et hospitalisation
pour au moins septante deux heures.
« Rentrez chez vous jeune homme. Vous êtes épuisé et votre grand-mère aura
besoin de vous dans les prochains jours. Dans l’immédiat, vous ne pouvez plus rien
faire pour elle. Vous pourrez prendre de ses nouvelles dès demain matin.
»
Warren est totalement
déstabilisé par ce retournement de responsabilité, de prise en charge, de soins
et attentions. Sa normalité, c’est Mami Vi qui veille sur lui, ses besoins et caprices.
Qui est là, solide et imperturbablement fiable. Indestructible et bienveillante.
Qui assure la matérialité du quotidien et l’écoute attentive de ses rares
confidences.
Que faire ? Et comment ? Comment va-t-il se débrouiller sans elle et
a fortiori avec elle à soigner ? Comment poursuivre sa vie d’avant, gérer
ses égocentriques tourments et priorités ?
A la limite de la panique, Warren passe une nuit blanche, noyé dans un flux de
noires angoisses.
Le papillon, quant à lui, poursuite sa lente et poussiéreuse chute.
6 commentaires:
Bonjour Andrée,
Tout roulait trop gentiment !
Belle réaction de Warren qui de petit homme aux poils naissant, réagit spontanément comme un homme vraiment responsable qui rassemble tout ce dont la grand-mère aurait besoin...
Bravo Warren qui envisage déjà un avenir plus tout à fait le même.
Oubliée Lola, Pierre et la barbe naissante, il sait qu'il doit faire face à une nouvelle histoire.
Voilà un texte qui nous surprend et nous tient particulièrement en haleine avec ses petits détails remarquablement vus ou sentis !
Je ne me demande pas comment réagira Warren, ses réflexions nocturnes montrent qu'il saura gérer la nouvelle situation mais j'espère que Lola et Pierre seront à la hauteur... là aussi, je n'en doute pas ou alors ta nouvelle va virer à l'horreur !
Le papillon va-t-il retrouver des couleurs vives maintenant que le malheur frappe à nouveau Warren ?
Plus que deux textes pour faire un sort à ce foutu ailé "bleu" !
Vivement la suite comme je le dis trop souvent sans doutes.
Bien à toi,
Jan.
Bonjour Andrée,
Tu nous accroches comme à chaque fois et nous sommes surpris de découvrir Warren passer du début de l'adolescence à une phase plus mature.
Ta description de l'attente aux urgences est bien vue. Nous l'avons hélas sans doute tous expérimentés.
Je me demande si le fait de devoir assumer des responsabilités et de se comporter en adulte va impacter la personnalité de Warren et ses rapports avec les autres et tout particulièrement Lola.
J'attends la suite avec impatience.
Amitiés,
José
Bonjour Andrée,
Comme José, je me demande et ne suis pas certain que Warren puisse être capable de s'assumer seul.
Idem pour la prise en charge de la grand-mère...
J'espère que Lola et Pierre seront plus présents auprès de leur ami.
J'apprécie tout particulièrement la richesse de ce texte.
Au plaisir de lire la suite,
Bien à toi,
Michel.
Bonjour Andrée,
Une journée banale qui tourne au cauchemar pour Warren habituellement plus préoccupé par sa petite personne d’adolescent égocentrique.
Il est paniqué et passe une nuit blanche : sa grand-mère est tombée et s’est fracturé la jambe. Bien que les neurones de Warren soient aux abonnés absents, il a pris les mesures qui s’imposaient : téléphoner pour obtenir des secours et accompagner sa grand-mère aux urgences (bonne description de ce lieu de souffrances). Il devra se passer de sa grand-mère durant 3 jours, elle qui, en temps normal, assure son quotidien. Et par la suite, devra-t-il s’en occuper ? Cela semble peu probable, il n'est pas majeur. Quelle sera la solution ?
Au plaisir de lire la suite. Amicalement, Christian
ps : le barbier te dira, ou pas, qu’il faut toujours raser la barbe dans le sens du poil !
Bonjour, Andrée ,
C’est bien connu n’est-ce pas, les accidents se produisent toujours au moment où on s’y attend le moins.
Quelques instants plus tôt, et Warren risquait de s’offrir une belle lézarde dans la joue!
Mais c’est parfois aussi dans ces événements inattendus que l’on trouve la lucidité et l’énergie pour accomplir les gestes adéquats.
C’est ce qui est arrivé à Warren : un événement déclencheur qui va modifier sa manière de vivre en totale dépendance d’autrui. Je le lui souhaite en tout cas.
La séance de rasage tout comme la longue et pénible attente aux urgences sont remarquablement décrites. Chapeau!
Et je suis toujours aussi admirative de la richesse de ton vocabulaire.
Belle inspiration pour la suite!
Amicalement,
Micheline.
Bonjour Andrée,
Qu’ajouter aux commentaires enthousiastes de tes lecteurs ? Enthousiasme que je partage pour ton texte qui passe habilement de la comédie du rasage au drame de l’accident et au cauchemar des urgences. Tes phrases courtes, souvent nominales scandent le rythme, resserrent les actions. Le lecteur partage les émotions de Warren.
Que dire de plus, sinon que c’est une belle réussite littéraire. On espère que la situation va s’améliorer pour Mami Vy et que Warren va s’en sortir.
A cde propos, je partage la curiosité de tes lecteurs, leur perplexité aussi à propos de la capacité de Warren à assumer une nouvelle responsabilité.
Heureusement, la consigne est optimiste : dans ton sixième texte, sous le signe du rouge, il va trouver en lui-même un allié pour s’en sortir. Mais attention, ce n’est pas encore le dénouement.
Bon travail,
Liliane
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