AD - Le miroir au papillon – texte complet
AD prologue – L’installation chez Mami Vi
- Il fait une chaleur de four dans ce dépôt. Infernal. J’ai les mains moites. La sueur doit me dégouliner entre les pustules. Ce connard de vendeur ne me fait même pas l’aumône d’un regard. Je le dégoûte ou quoi ?
Warren s’est saisi du miroir. Prix affiché : 2€. Sans doute ne vaut-il guère plus, piqueté comme il est, nanti d’une seule cordelette râpée en guise de cimaise, et de taille modeste. Ce serait plutôt moins.
- S’il veut bien s’intéresser à moi, je lui en propose 1€ et basta… je me tire.
Le seul vendeur visible dans le vaste espace de brocante ignore royalement le jeune boutonneux, au profit d’une mémère archi-poudrée, arrivée après lui, mais de toute évidence séduite par un Chesterfield encore en bon état. Sans aucun doute beaucoup plus cher que le miroir. Sans compter que la dame semble fermement disposée à ouvrir un portefeuille rebondi. Soit, alea jacta est… A reculons, puis à pas latéraux glissés, attentif à ce que l’objet ne dérape pas entre ses doigts humides, Warren se dirige vers la sortie, sort de sa poche un euro, le dépose avec ostentation sur le comptoir et, dans un effort de naturelle dignité, sort du magasin à pas chaloupés, le regard lointain, indifférent et calme. De toute façon, personne ne lui a prêté la moindre attention. Pas plus qu’au miroir qui végète depuis des mois sous les toiles d’araignées, en attente d’un improbable amateur. Sa grand-mère ne verra aucun inconvénient à ce qu’il l’installe au-dessus du lavabo, dans la chambre qu’elle lui a aménagée.
- - Bon, mon grand, n’hésite pas à la décorer selon ton goût, à la repeindre, si tu veux. La literie est quasi neuve. Le lavabo dispose de l’eau chaude quand tu n’as pas envie de tout un bain. Tu as un bureau et une penderie… sinon, c’est un peu austère, non ?"
Oui, on peut le dire. L’acquisition du miroir est une première étape. Mais pas question de ruiner Mamy Vi en ornements et équipements somptuaires. Warren lui est déjà reconnaissant du bonheur qu’elle a manifesté à l’accueillir pendant la période – longue sans aucun doute – d’absence de sa mère – Catherine, Kat – en Irlande pour raisons professionnelles. Les avantages financiers liés au statut des « expats » avaient convaincu la jeune veuve de lui confier son fils.
- - Comme ça, tu pourras rester dans ton école. Tu viendras me voir pendant les vacances scolaires. Nous visiterons le pays ensemble… »
Top ! Le harcèlement moquant sa tignasse rousse pourra se poursuivre sans discontinuer. Alors qu’en Irlande, elle se fondrait dans la masse, se verrait tout au plus qualifiée de «auburn » ou de « blond vénitien », à l’instar de la chevelure maternelle. Le summum avait été atteint à l’occasion de la lecture imposée de « Poil de carotte ». Ne parlons pas de son prénom, attribué en raison d’un bref coup de cœur de sa maman pour Warren Beatty, dans l’un des films mettant en avant sa plastique de bellâtre. Parfaitement inoffensif outre-manche, alors qu’à Bruxelles, affublé de l’accent local et de diminutifs débiles, c’est un vrai boulet. Cela étant, il doit reconnaître son état de « coq en pâte » chez Mamy Vi. Moins de stress, moins de contraintes, plus de liberté. Dispensé de cours intensifs d’anglais… Sans parler des talents culinaires de Mamy Vi, incomparablement supérieurs à ceux de sa douce génitrice, plutôt abonnée aux plats surgelés. Quoique pas dupe, Mamy Vi ne fait pas le décompte des heures passées sur le smartphone. Pour l’instant, la liste des points positifs est plus longue que celle des désavantages. Warren a renforcé le système d’accrochage de son miroir et l’a fixé au-dessus du lavabo, satisfait de ce que dans son reflet, les taches camouflent partiellement son acné. Il lui reste à ranger clous et marteau et à rejoindre sa grand-mère sur la terrasse pour un barbecue plus que prometteur. Et à aborder avec elle la question de la collection de papillons qu’il rêve de se constituer.
AD 1 – un changement plein de surprises
Warren jette un coup d’œil à sa chambre, satisfait du résultat de ses travaux durant l’été. Murs et meubles ont été repeints en blanc, égayé de quelques notes marines et vert d’eau. Elles rappellent les tons du tartan dont il s’est fait de nouvelles tentures. Touchée par l’intérêt de son petit-fils pour ces beaux animaux, Mamy Vi lui a offert un exemplaire de Morpho Menelaus d’un magnifique turquoise vif. Warren a retiré le verre de la vitrine dans laquelle le papillon était enfermé. Il crée ainsi une illusion de liberté, comme si l’animal mort et cloué à son support pouvait encore s‘envoler. L’artifice correspond mieux à l’idée qu’il se faisait de sa future collection. Chatoiement, légèreté et liberté… Il l’a ensuite accroché en hauteur, près du lavabo, note de lumière et de beauté à côté de son désespérant reflet.
C’est la rentrée. Pas mécontent de quitter l’aile protectrice de sa grand-mère pour quelques heures, Warren vérifie une fois encore son allure, se perce un dernier bouton projetant son contenu sur le miroir, l’essuie distraitement du revers de la main et descend l’escalier quatre à quatre.
Comme chaque année, l’anxiété le dispute à la curiosité et à l’impatience de revoir Pierre, son ami de toujours, fraîchement revenu de vacances exotiques.
Depuis peu installé en classe, Warren en voit la porte s’ouvrir. Le directeur fait une entrée théâtrale, présage d’annonce inattendue. Reste à savoir qui en fera les frais.
- - Warren Vray, voulez-vous m’accompagner ? Prenez vos affaires."
Pas bon signe… et dans le couloir :
- - Vray, vous avez demandé à poursuivre la filière latin-math forte, n’est-ce pas ?"
- - Ou… Oui, Monsieur."
Toujours pas bon signe. Qu’est-ce qu’il me veut ?
- - C’est très bien. Néanmoins, il ne m’est pas possible de l’organiser pour vous dans votre classe actuelle. A partir de ce trimestre, j’en ai créé une regroupant les élèves qui ont fait le même choix que vous ».
Zut, ce n’est pas ainsi qu’il se projetait dans cette année scolaire. Toutefois, Warren reste impassible. Au fond, il s’en fiche. Certes, il ne partagera plus son banc avec Pierre et leurs moments de complicité seront relégués aux temps libres. En revanche, il sera séparé des gros lourdauds à l’humour gras qui lui ont pourri la vie en classe les années précédentes.
Enfin, il a conscience de ce que ce changement lui ouvre la voie vers une meilleure formation. Tant pis ou tant mieux si elle est élitiste.
Il suit donc son Directeur jusqu’au local attribué aux « intellos » dont il est censé faire partie.
- - Installez-vous à la place libre, à côté de Lola Van Loo. Elle est nouvelle dans notre établissement. Je compte sur vous pour lui réserver votre bienveillante attention et la guider si nécessaire ».
L’estomac de Warren se contracte, se liquéfie et remonte brusquement dans sa gorge, provoquant sur ses joues une rougeur manifeste, des plus embarrassante. Ça oui, il est tout disposé à lui réserver sa bienveillante attention ! Pour l’heure, il ose à peine la regarder. Histoire de l’achever, Lola le gratifie d’un sourire éblouissant et lui ménage une place à ses côtés. Cette fille est une bombe !
Le professeur reprend.
- - Bien… bienvenue Warren. Nous poursuivons ce premier cours. Nous évoquions les extrémités auxquelles conduit l’intolérance et recherchions des exemples historiques."
La verte Irlande où séjourne sa mère vient immédiatement à l’esprit de Warren. Depuis la décision de Kat, il a quelque peu étudié l’histoire et la géographie du pays. Lui, d’ordinaire réservé et introverti lève la main.
- - M’sieur ! Le sort réservé aux catholiques irlandais par Oliver Cromwell, protestant puritain."
- - Très bien Warren. Je vous remercie pour votre participation active. Voilà qui mérite un complément d’informations et de recherches. Je vous propose de développer cet exemple lors du prochain cours. Ensuite, vos camarades examineront à tour de rôle d’autres exemples aussi parlants dans des contextes différents, d’accord ?"
Et merde ! Qu’est-ce qui m’a pris ? Tout ça pour épater Lola. Bien fait pour ma pomme.
AD 2 – Les conseils d’un ami
- - Tu n’as plus faim ?"
Assis à ses côtés sur les marches du préau, Pierre lorgne avec concupiscence l’appétissant sandwich jambon-beurre de son ami.
- - Si, si… enfin non. Tu le veux ?"
Tout à sa mastication, Pierre suit néanmoins la direction du regard de Warren. Lola, évidemment. Il aurait pu s’en douter. En tailleur sur un banc, à l’autre extrémité de la cour, la jeune fille est absorbée par la lecture d’un livre posé entre ses fines jambes gainées d’un jeans slim, savamment élimé. Seule. Sans hostilité à l’égard des indiscrets qui viennent la déranger, elle leur décoche son fameux sourire avant de replonger aussitôt dans son roman. A l’heure des smartphones et de leur pouvoir hypnotique, cette fille n’est décidément pas comme les autres.
- - Arrête de baver comme ça, mon vieux. On dirait un veau en plein sevrage."
- - Oh, hé…Quoi ? Lâche-moi, tu veux ?"
- - Ben, non. Tu n’es plus folichon, ces derniers temps. Et puisque tu ne me demandes pas, je vais te dire… »
- - Pfff !"
- - Bon. D’abord arrête de te verser la moitié d’un flacon de parfum sur la tête. Tu pues, mec ! Ensuite tes essais de coiffure, c’est pas ça : oublie les tonnes de gel et opte pour le shampooing …"
- - Lâche-moi, je te dis !"
- - Non. Je vais te balancer un scoop : ce n’est pas avec ton physique de jeune premier que tu vas la pécho."
- - Attends. Je veux être sûr de bien comprendre. De qui tu parles, là ?"
Pierre éclate de rire.
- - Tu vois que tu peux être drôle, quand tu veux. Je comprends que tu aies un sérieux crush sur elle. Elle est carrément canon. Mais change de technique mon pote. Arrête de loucher comme ça sur Lola. Tu n’es pas con, tu es super sympa et pas relou du tout. Donc laisse toutes ces mouches vautrées en plein rut tourner autour d’elle. Ça la gave. Ça se voit. Et joue l’aimable indifférent. Comme elle. Sur un malentendu… tu connais la suite…"
- - OK, OK. Mais là, vraiment, lâche-moi."
Warren donne une bourrade affectueuse dans les côtes de son ami. Il n’y a que lui pour le déchiffrer et de la sorte. Pierre n’a pas totalement terminé son repas.
- - Et rends-moi le bout de mon sandwich, pique-assiette !"
De retour chez lui, Warren observe sans complaisance son visage dans le miroir. C’est clair : Pierre a raison. Du Prince Charmant, il a encore la version crapaud. Encore que çà et là, quelques gros boutons se soient asséchés. La lotion que Mami Vi a déposée sur le lavabo est efficace. Pas spectaculaire, mais il y un mieux. En attendant, il va suivre les recommandations avisées que Maître Pierre lui a prodiguées du haut de ses légendaires sagesse et expérience. Il salue son ironie d’une grimace à son reflet. Puis de son palier, il interpelle sa grand-mère.
- - Vi-iii? J’ai le temps de me doucher avant le dîner ?"
- - Bien sûr, mon grand. Prends ton temps, ça mijote… et en attendant, je vais regarder mon émission à la télé… »
Warren s’empare de son vieux jogging bleu pour une soirée d’études en toute décontraction et examine le désordre de sa chambre. C’est Bagdad ici. Il faudra y mettre un peu d’ordre avant le repas et les maths. Il s’agira, mine de rien de tendre une copie du devoir à Lola, dont le léger retard et les difficultés en la matière lui ont été avoués à mi-mots.
Ragaillardi, Warren descend les marches quatre à quatre en sifflotant, déterminé à retrouver sa fragrance naturelle et son authentique apparence, quitte à ce qu’elles ne soient pas aussi séduisantes que dans ses rêves.
Près du miroir, l’azur du Morpho Menelaus se ternit quelque peu sous une fine couche de poussière.
Andrée D 3 – De précieux cours d’anglais
La capuche de son « sweet » anthracite relevée sous une bruine tenace et glacée, Warren ne parvient pas à masquer un sourire lumineux, en total contraste avec la météo.
- - Tu t’es enjaillé grave, on dirait ?"
Le ton est celui du reproche. Pierre a l’humeur chagrine, assombrie par la perspective d’une partie de foot gâchée par un temps réellement pourri. Warren hausse les épaules, le regard pétillant, le sourire à peine estompé.
- - Ben, non. Je ne m’écroule pas, moi, pour deux gouttes d’eau."
Il n’en dira pas plus, soucieux de ne pas s’attirer les sarcasmes de son ami décidément bien maussade, sur l’évolution de sa relation avec Lola.
D’autant qu’un examen impartial, critique et objectif n’y verrait sans doute pas les prémices d’une torride histoire d’amour.
N'empêche : la stratégie du devoir de maths a porté ses fruits. Outre l’habituel sourire, dont il a pu percevoir la neutralité, il a été gratifié d’un :
- - Tu me sauves la vie. Je ne l’avais pas terminé."
Le tout suivi à l’intercours d’une explication qu’il n’aurait jamais osé solliciter.
- - Tu sais, dans mon école précédente, on n’avait pas encore vu cette matière. Du coup, c’est un peu dur de rattraper le retard. »
Warren a saisi la balle au bond. Une telle opportunité de nouer un dialogue ne se représentera peut-être pas de sitôt.
- - Ah bon ? C’était quelle école ?"
- - Le Lycée international de Singapour…"
- - Hhhh…"
Quelque chose se brise dans la voix de Lola quand elle poursuit :
- - Tu ne peux pas savoir comme c’est chiant de toujours changer d’école. Je suis à peine arrivée, à peine plus considérée comme la nouvelle à tester par les caïds locaux… quand ce n’est pas … bref… je me suis à peine fait une copine, quand j’ai de la chance, que PAF ! mes parents sont mutés ailleurs et que tout est à recommencer. »
- - Je suis désolé pour toi. J’espère que cette fois, ils resteront plus longtemps ici."
Pas besoin pour Warren de se forcer pour que sa phrase résonne d’une belle sincérité.
- - Mwouais, c’est ce qu’ils ont dit …"
- - C’est marrant, moi c’est le contraire. Ma mère s’est barrée à Dublin en me laissant ici, chez ma grand-mère. Tu vois, c’est pas génial non plus. »
Ces confidences bousculent la pudeur des deux adolescents introvertis et timides. Ils hésitent à se regarder. Avant que le silence ne se fasse pesant, Warren se lance, quitte à brûler ses vaisseaux.
- - Tu veux que je t’explique les maths ? Tu verras, ça ira vite…"
- - Tu es vraiment cool, toi ! Oui, merci. Dans la salle d’études, après les cours ?"
- - D’acc’."
Trop beau ! Warren essuie nerveusement ses mains moites sur son jeans.
L’échange aurait suffi à le combler de bonheur. Mais alors que fébrile et incapable de concentration il séchait sur un devoir d’anglais, attendant Lola et imaginant déjà qu’elle l’avait oublié, il l’entend pouffer derrière lui.
- - Je me demandais comment te remercier. Je vois. Échange cours d’anglais contre cours de maths ! OK ? »
Le cœur de Warren va exploser.
- - Ah…euh… oui, oui. OK. Ça me sera utile en Irlande."
Tu dis n’importe quoi, crétin. Ressaisis-toi, pignouf ! Sans compter qu’il n’est pas question d’être ridicule devant elle. Je dois absolument m’améliorer avant qu’elle ne teste ma nullité.
- - Peut-être une autre fois … pour le prochain contrôle. En attendant, voyons les maths…"
- - Pas de prob. Je peux te prêter l’un ou l’autre bouquin en anglais. Tu verras, ça aide. Et moi, j’en ai plein. Tiens, je vais t’apporter « Three men in a boat ». C’est drôle… tu me diras si tu as aimé…ou une BD, si tu préfères."
Alors… comment ne pas arborer un sourire béat, même sous la pluie, même aux côtés d’un ami Pierre grincheux qui fait grise mine ?
De retour dans sa chambre, Warren se précipite sur internet, en quête du bon plan d’apprentissage poussé de l’anglais.
Même son miroir, régulièrement consulté pour vérifier les progrès de son combat contre l’acné, même le papillon, de plus en plus terne dans son cadre ne parviennent à l’en distraire.
AD 4 – Brian le lourdaud
Le tram est bondé. Warren et Pierre jouent des coudes, anticipant la difficulté à atteindre la sortie avant l’arrêt devant l’école.
Il a encore plu cette nuit. Le soleil matinal jette des éclats dorés sur les flaques d’eau, éparpillées au gré des défectuosités du trottoir.
Des groupes d’adolescents sont massés devant les grilles de l’entrée principale.
Tout-à-coup, l’estomac de Warren se contracte et remonte se caler dans sa gorge. Il vient d’apercevoir, en grande discussion avec Lola, Brian, le meneur de la bande de harceleurs qui s’en étaient pris à lui l’an dernier.
Manifestement, c’est lui parle, invective plutôt, avec force gesticulations et l’air menaçant qu’il ne lui connaît que trop.
D’une poussée dans le sac à dos et du regard, Warren alerte son ami. Qui aussitôt sort son high-phone.
Non ! Pas Lola ! Pour le coup, Warren remise le comportement de prudent retrait stratégique adopté pour déjouer les attaques du lourdaud. Jusqu’à ce jour, il a sagement esquivé la confrontation physique. Brian est grand, gras, épais, adepte des démonstrations de la puissance de sa musculature. Au surplus équipé d’un petit pois avarié en guise de cervelle et totalement dénué de goût pour le dialogue et le compromis.
Mais là, Warren est prêt à en découdre. Lui reviennent en boomerang dévastateur les souvenirs tant de son attitude d’évitement que des persécutions de son bourreau. Ne pas prêter le flanc, ne pas répondre, s’abstenir d’affronter lui apparaît une lâcheté intolérable lorsqu’il s’agit de défendre Lola. Il lui importe peu que son revirement lui vaille sans doute un regain de malveillance.
Pressé par la foule qu’il fend aussi rapidement qu’il le peut, il a perdu de vue le survêtement jaune et le baggy blanc de son ex-tourmenteur.
Enfin, il s’extirpe du tram, poings serrés, avec la ferme intention de les planter dans la figure de Brian… Lequel Brian gît dans une flaque de boue, énorme caneton blondasse, tout piqueté du croupion à la crête de traces brunâtres peu ragoutantes. Lola, à ses côtés le gratifie d’un sourire navré, démenti par le mépris dans son regard.
- - Brian a glissé. C’est cringe… on ne peut pas l’aider. Il est tout sale, pauvre Brian…"
Pierre entraîne Lola avec Warren à sa suite, laissant Brian se relever lourdement. Il s’est retenu de rire ouvertement mais les larmes au coin des yeux trahissent son amusement. Il a filmé la scène. Quelques secondes à peine qui voient Brian saisir violemment Lola par le bras et cette dernière, dans une technique d’auto-défense très maîtrisée, accentuer le mouvement amorcé et le parfaire d’un croche-pied ciblé. La chute est spectaculaire. Le trio se partage ostensiblement la vidéo. Brian ne peut ignorer que ce faisant, les trois compères souscrivent une assurance sans faille contre ses agissements. A la moindre tentative d’intimidation, ils en feront les choux gras des réseaux sociaux.
Dans un éclat de rire Lola les remercie : « Merci à vous les gadjos. Je vous ai vus prêts à me défendre. Mais j’ai l’habitude, alors… », puis les plante là, brandissant un volumineux roman et s’installant sur son banc préféré, dans l’attente de la sonnerie annonciatrice du début des cours.
De retour chez lui, en fin de journée Warren ne parvient pas à se remettre de ses émotions.
Devant son miroir dont la réflexion n’aura jamais autant mérité son nom, il mesure le fossé entre ses rêves d’héroïsme, de soutien, de noble et talentueuse chevalerie et leur réalité prosaïque.
Il évalue encore combien Lola lui demeure étrangère, combien elle cuirasse ses zones d’ombres, ses secrets. Pourquoi pratique-t-elle l’auto-défense, quelles sont ses expériences d’expatriée, d’où lui vient son goût des langues, de la lecture, de la solitude ? Pourquoi la brise-telle avec lui spécifiquement et si occasionnellement ? Se moque-t-elle de lui ?
Sans compter qu’elle est belle comme l’aurore, tandis que lui…
S’il l’avait vraiment consulté, son miroir aurait pu le consoler. Mais Warren le retourne d’un geste sec, provoquant un déplacement d’air et celui inopiné de la poussière sur le papillon, lequel, déséquilibré penche dangereusement vers le lavabo.
Andrée D - 4 – l’accident de Mami Vi
Une journée. Banale, somme toute. Tout en neutralité des cours absorbés comme du pain sans goût. Avec ses moments lumineux : un rire complice avec Lola. Très « private joke » allusif de leurs lectures communes en anglais. Avec des plages plus sombres : Pierre qui lui préfère une partie de foot, alors qu’il avait un besoin urgent de son expérience et de ses conseils en matière de rasage.
Tant pis, il suivra ceux de la vendeuse, assertive en diable, quoique de toute évidence dispensée de pratique personnelle en la matière. Même scrutée de près, à la limite de l’indiscrétion.
Warren examine son reflet dans le miroir. Les rondeurs de l’enfance ont fait place à une pilosité naissante. Au-dessus des lèvres, comme chez la plupart de ses camarades, mais aussi ci et là, et de manière jugée anarchique et disgracieuse, sur les mâchoires et les aplats sous les pommettes.
Bien. Il s’agit donc d’étaler une couche ni trop généreuse, ni trop mince de savon. De passer la lame d’abord dans le sens du poil, ensuite dans l’autre sens. De se rincer abondamment le visage avec force éclaboussures. De veiller à ce que la ouate hémostatique arrête les inévitables saignements. De tapoter parcimonieusement le résultat obtenu à l’aide de la lotion acquise au prix d’un sérieux trou dans son budget d’argent de poche. Enfin de contempler le résultat de ces efforts.
Pas mal ! Très satisfaisant même. L’acné n’a pas encore totalement renoncé à consteller son visage mais on sent qu’il régresse, quitte à se venger par cicatrices interposées.
Sa nouvelle coiffure souligne la toute récente virilité de ses traits. Warren se gratifie d’un sourire radieux, dents blanches parfaitement alignées. Merci l’orthodontiste.
Un fracas de vaisselle brisée et un cri strident interrompent ses constats narcissiques.
Il se précipite à la cuisine et y découvre Mami Vi, couchée dans une flaque de café, noir et malodorant à force d’avoir été réchauffé toute la journée et perdue dans les débris de la cafetière.
- - Mami Vi, qu’est-ce qui t’est arrivé ? Attends, je vais t’aider à te relever."
- - Non ! ça me fait trop mal. Je ne peux pas bouger la jambe. Aide-moi à seulement m’assoir."
Warren est maladroit, provoquant de petits gémissements de douleur chez sa grand-mère. Le café imprègne ses vêtements. Sa jambe droite a une drôle d’allure. Assoir Mami Vi et lui fournir un appui pour le dos mobilisent autant sa force que ses neurones. Aux abonnés absents. Dans un réflexe enfin salvateur, Warren empoigne son portable et appelle les secours, laissant son aïeule à ses véhémentes protestations. Subitement efficace, il prend le sac et les papiers de Mami Vi, son peignoir et ses pantoufles, les clés de la maison et l’accompagne aux urgences.
Suivent les heures d’attente, le côtoiement des souffrances des autres patients, souvent aussi impressionnantes que celles de Mami Vi, le ballet des urgentistes, la nuit qui tombe et le laisse perdu dans le noir, accroché à la veilleuse du couloir dans l’attente du diagnostic. Ce monde n’est pas le sien. Il s’y sent déplacé et malvenu. Finalement le verdict : vilaine fracture. Opération et hospitalisation pour au moins septante deux heures.
- - Rentrez chez vous jeune homme. Vous êtes épuisé et votre grand-mère aura besoin de vous dans les prochains jours. Dans l’immédiat, vous ne pouvez plus rien faire pour elle. Vous pourrez prendre de ses nouvelles dès demain matin."
Warren est totalement déstabilisé par ce retournement de responsabilité, de prise en charge, de soins et attentions. Sa normalité, c’est Mami Vi qui veille sur lui, ses besoins et caprices. Qui est là, solide et imperturbablement fiable. Indestructible et bienveillante. Qui assure la matérialité du quotidien et l’écoute attentive de ses rares confidences.
Que faire ? Et comment ? Comment va-t-il se débrouiller sans elle et a fortiori avec elle à soigner ? Comment poursuivre sa vie d’avant, gérer ses égocentriques tourments et priorités ?
A la limite de la panique, Warren passe une nuit blanche, noyé dans un flux de noires angoisses.
Le papillon, quant à lui, poursuite sa lente et poussiéreuse chute.
AD 6 - Kat
Un réflexe venu du fonds des âges, de la petite enfance, d’un instinct primaire, viscéral.
(Maman !)
C’est tombé sur lui comme une évidence, après sa nuit difficile, alors qu’il tentait d’organiser sa visite à Mami Vi encore hospitalisée pour plusieurs jours.
(Des fleurs ? … et pourquoi pas des roses rouges tant que j’y suis ? Non… Je vais avoir l’air con. Des chocolats. Mwouais. Faudra trouver ceux qu’elle aime. C’est le bordel à la maison… je devrai… Quel métro pour se rendre de l’école à l’hôpital ? Je regarde dans l’appli…)
- Warren Vray ! Je vous vois très concentré sur un objet prohibé en classe. Je suppose que cette consultation interdite bénéficie à la résolution de votre intégrale…"
- Non, non, M’sieur. J’suis désolé. J’ai fini depuis longtemps…"
Une chance : c’est vrai.
- Mmmm. En ce cas, faites vos devoirs. Avancez-vous dans votre travail et laissez votre téléphone dans votre sac à dos ou je vous le confisque."
Pas dupe le prof mais indulgent à l’égard de son meilleur élève.
(Maman ! Il faut absolument que je l’appelle. Elle va me dire quoi faire pour Mami Vi…)
Dès la fin des cours, sans se préoccuper, ni du décalage horaire avec l’Irlande, encore en pleine après-midi, ni des contraintes professionnelles de sa mère, Warren compose son numéro de portable et lui fait le récit complet quoique confus des évènements de la veille.
- Tout ce que je sais, c’est que l’opération s’est bien passée. J’ai appelé le service ce matin. Mais je fais quoi, maintenant ? »
- Bon. Calme-toi. Écoute, je prends un billet d’avion pour ce soir ou demain matin. J’arrive."
C’est bien connu, les mamans peuvent se révéler redoutablement efficaces. Dès le lendemain, service infirmier, d’aide-ménagère et de livraison de repas sont organisés pour le retour de Mami Vi chez elle. Leurs coordonnées accompagnées des instructions destinées à Warren placées en évidence sur la table de la cuisine. Elle l’y attend très élégante dans un nouveau tailleur rouge, devant un café serré, préparé avec le dernier modèle Nespresso, acquis dans la journée en remplacement de la cafetière à l’origine de l’accident.
- Voilà Rino…
(Non ! pas ce diminutif ridicule ! Déjà que Warren n’est pas terrible !)
- Voilà Rino. Je pense que tout est en ordre. Tu ne dois plus trop t’inquiéter. Et puisque je suis là, je vais en profiter pour aller voir Mami et passer un peu de temps avec toi. C’est fou comme tu as changé en seulement quelques mois. Tu as drôlement grandi et je te trouve en forme. Je n’ose pas dire que tu es beau, tu vas râler… Et si on se planifiait tes vacances en Irlande ? Qu’as-tu envie de faire ? Raconte-moi… ton école ? tes potes ? quoi de neuf dans ta vie ?"
(La voilà atteinte de logorrhée aigüe. Je laisse couler ou j’interviens ?)
- Je parle, je parle et tu ne dis rien. On se fait notre italien préféré ce soir ? Ça te déliera peut-être la langue ou au moins les papilles."
Kat déverse son trop-plein d’émotions dans une incontinence verbale étourdissante.
Warren, mutique, reconnaissant mais ébranlé et partagé entre l’indéniable bonheur de voir sa mère, l’humiliation de n’avoir pu se débrouiller sans elle et une profusion de sentiments non encore identifiés bredouille un vague :
- Super ! Je vais me changer et on y va."
Cette fois encore, le miroir ne l’aidera pas à dénouer l’écheveau de ses contradictions.
Nappe de lin rouge, bougies écarlates disséminées avec art, plats tomatés résolument délicieux. Warren se détend enfin. Il se racontera à sa mère, attentive et finalement muette, mais taira Lola nonobstant ses joues tout-à-coup rosies. Se limitera, sans en évoquer l’origine, à faire état de ses progrès en anglais et de ses résultats exceptionnels en math.
Lassé de l’indifférence dont on entoure la perte de sa splendeur, le papillon poursuit sa descente vers le plancher.
AD 7 – Voyage en Irlande
- - Oups ! Flûte alors. Je viens de marcher sur mon papillon. »
Warren ramasse les bouts d’ailes éparpillés sur le sol. Le bleu s’est terni sous la poussière. Le beau lépidoptère a perdu toute sa superbe. Ainsi répandu sur le plancher, il symbolise l’issue inexorable et fatale d’une collection vouée à l’abandon. Il finit, misérable, au fond de la corbeille à papier du jeune homme.
Insouciant et ingrat, Warren n’en a cure. Il jette un œil complaisant à son reflet. Pas de doute, il a viré beau gosse. Peau lisse et saine, chevelure savamment indisciplinée, regard pétillant, bouche gourmande. Narcisse ne l’aurait pas renié. Heureusement, l'image est est petite. Elle n'est pas liquide. Pas de risque d’engloutissement.
De l’autre côté du miroir, depuis le paradis des papillons, section collection avortée, sa victime consentante et indulgente lui adresse un sourire complice
- - Bon vent à toi, compère ! ».
Elle constate avec bienveillance que leur double mutation aura finalement été féconde.
Warren se saisit de son sac à dos, en vérifie une dernière fois le contenu. En ce début de juillet, il a rendez-vous à l’aéroport avec Lola pour une traversée de l’Irlande à bicyclette. Le tout arrangé par Kat, avec son coutumier sens de l’organisation.
Aer Lingus doit les mener à Cork, où ils prendront possession de leurs vélos et logeront dans une auberge de jeunesse. Ils partiront le lendemain explorer la campagne irlandaise, son camaïeu de verts explosant sous les averses et les caprices du soleil, le Kerry et la côte ouest jusqu’à Galway, leur palette émeraude et saphir ourlée d’écume avant de rejoindre pour quelques jours Kat à Dublin et attraper le vol de retour.
L’accident de Mami Vi et ses suites ont déclenché chez Warren une prise de conscience de ses blessures, limites et blocages et, par effet domino, la volonté de les dépasser. Il sait le chemin long, ardu et caillouteux mais à deux, tout lui semble possible.
A l’occasion de leurs rendez-vous studieux, il s’en était ouvert auprès de Lola. Petit à petit, par touches allusives, puis de plus en plus sincères et explicites.
Fine, sensible et intelligente, Lola s’était à son tour livrée auprès de cet ami inespéré. Elle avait aimé sa discrétion, ses attentions et son écoute. Il faut dire qu’en la matière, elle avait une longueur d’avance. Elle avait raconté ses parents carriéristes obsessionnels, indifférents à son sort, les agressions qu’elle avait subies, livrée à elle-même dans des villes dangereuses, ses défenses allant du sourire désarmant aux arts martiaux, en passant par son évasion dans les livres. Sa détermination, sa solitude, les amis inexistants ou infidèles.
- - Tu sais, avant de te rencontrer, jamais je n’aurais raconté cela à personne. Surtout pas à mes parents. Ils auraient été trop contents de me coller en pensionnat. Le plus sinistre et snob possible…"
- - Oui, tu aurais été encore plus seule… et prisonnière ! Là, au moins tu es libre… enfin, un peu quoi !"
Ils s’étaient reconnus et rapprochés jusqu’à se prendre la main et échanger de timides baisers. La suite s’était déroulée avec fluidité entre Catherine, endossant pour l’occasion son masque mondain et les parents de Lola, tout disposés à passer le relais à cette maman, elle aussi expatriée. Entre personnes du même monde, on se comprend, n’est-ce pas ?
Kat, quant à elle, a été trop heureuse de participer au projet de son petit garçon, à peine sorti du cocon et déjà presque adulte. Elle a de la distance et des preuves d’amour à rattraper et est décidée à ne pas rater l’occasion de se rapprocher de lui et d’exprimer sa tendresse. Et tant mieux si elle peut inclure Lola dans ce cercle d’affection. L’avenir et son lot de surprises en décidera.
Et Mami Vi ? « Eh bien, … il est adorable ce petit et il va me manquer mais là… ça me fait des vacances ! » bougonne-t-elle en essuyant une larme, le regard fixé sur la cicatrice de sa jambe droite.